Pour l’observateur un tant soit peu attentif, le désintérêt américain pour le Vieux Continent et ses vieilles valeurs couvait depuis quelques années. Déjà sous la présidence de Barack Obama, les signaux faibles ne manquaient pas. Absence aux cérémonies célébrant les vingt ans de la chute du mur de Berlin, réorientation militaire et stratégique vers le Pacifique, et surtout, tentative – avortée par l’invasion de la Crimée – de normalisation des relations américano-russes.

Pour Obama, comme pour Richard Nixon auparavant, l’Europe était tout au plus un partenaire, potentiellement un concurrent, mais plus un allié. Sur le plan international, cette "doctrine" n’a pas changé avec ses successeurs. Et les choses se sont accélérées depuis le retour de Donald Trump. En quelques mois, et pour ne citer que quelques éléments parmi les plus saillants, il y aura eu la "leçon de démocratie" dispensée par J.D. Vance aux dirigeants européens réunis à Munich, la tentative lamentable du Trump de faire main basse sur le Groenland danois, les multiples attaques d'Elon Musk qualifiant l’Europe de "dictature", les soutiens affichés de l’administration américaine aux partis antilibéraux de tous les pays de l’Union. Sans oublier évidemment le traitement de l’Ukraine et plus particulièrement du président Zelensky – la scène dans le bureau Ovale – et la soumission au Kremlin – les conversations de Steve Witkoff et Iouri Ouchakov, le plan de paix en 28 points rédigé en russe…

Les Etats-Unis regardent à l'Ouest

Sans doute la personnalité de Trump nous empêche-t-elle de voir de la continuité dans la politique américaine. Il faut dire que sa brutalité à l’encontre de ses anciens alliés, sa docilité à l’égard de Vladimir Poutine et sa vulgarité à l’endroit de tous, donne l’illusion d’une rupture. Mais sous les différences de formes, demeure un fil directeur. D’Obama à l’agent orange du Kremlin s’est confirmé le dédain américain à l’égard des Européens.

Désormais les Etats-Unis regardent à l’Ouest, et se désintéressent, par conséquent, de l’Occident. Dans cette nouvelle confrontation qu’ils croient voir poindre contre la Chine, la guerre en Ukraine ne les intéresse guère, pas plus que les valeurs démocratiques. Seuls comptent l’économique et les sphères d’influence. A chacun son Lebensraum ; autant pour la souveraineté des peuples et la paix internationale. On appelle cela "réalisme" apparemment.

L’Europe a donc perdu son allié et doit l’accepter. Il n’y aura plus de protection militaire américaine, plus de relations privilégiées, ni même d’alignement des intérêts. Le virage américain sonne ce que Giuliano da Empoli nomme "l’heure des prédateurs". Une période de flottement où la survie dépend de la capacité à montrer les dents. Pas de place pour les tergiversations ou la diplomatie de salon. Or, que faisons-nous, ici, en Europe ? Nous subissons. Et cela, quel que soit le sujet. Economique : nous avons à peine réagi à la guerre commerciale déclarée par Trump. Politique : nous ne faisons rien contre la propagande et les fake news qui inondent les réseaux sociaux, ni ne sanctionnons les partis financés par l’étranger. Militaire : en dépit des alertes lancées par les services de renseignement, nous ne sommes pas préparés à la guerre. Stratégique : alors que la Russie menace directement des pays européens, le continent s’avère incapable de parler d’une seule voix.

Au fond, tout se passe comme si l’Europe avait accepté que d’autres négocient les conditions de sa destinée. Engluée dans un marasme institutionnel, tétanisée à l’idée de prendre leurs responsabilités, elle rejoue la scène finale d’En attendant Godot : "­-Alors, on y va ? - Allons-y. Ils ne bougent pas."

Asile de fous

Sauf qu’en guise de Godot, ce sont les Etats-Unis qu’ils attendent. Et à en juger par les récentes déclarations de Susie Wiles, ils pourront attendre longtemps. Car de l’aveu de l’actuelle directrice de cabinet du président, la Maison-Blanche a tout d’un asile de fous. Une parodie de gouvernement, composé de complotistes (Vance), de drogués (Musk) et de fanatiques (Russell Vought), dont la diplomatie est assurée par un agent immobilier (Witkoff). Le tout organisé autour d’un homme à "la personnalité d’alcoolique" et menteur pathologique. On comprend mieux les récentes paroles de l’ancien juge à la Cour d’appel des Etats-Unis, J. Michael Luttig : "Le monde ne verra plus jamais l’Amérique comme il l’a vu au cours des 250 dernières années".

Voilà pourquoi, il est temps pour les Européens de se rendre à l’évidence. Les Etats-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils ne sont plus nos amis, pas même nos alliés. Si l’Europe veut se défendre et promouvoir un ordre international fondé sur le droit, elle ne doit compter que sur elle-même. Se dire que désormais, l’Occident se résume au Vieux Continent. Autrement dit, il nous faut prendre acte de ce que nous savions depuis plusieurs années : les Etats-Unis ne sont plus le pays de la liberté et de la protection des démocraties. C’est un pays plein de bruit et de fureur, dirigé par un idiot, et qui ne signifie rien.

*Pierre Bentata est économiste et maître de conférences à la faculté de droit d’Aix-Marseille Université. Il a publié en janvier La Malédiction du vainqueur (L’Observatoire).