Arts. Pour marquer son jubilé, le Lugdunum, à Lyon, décrypte le statut de l’art à Rome il y a 2000 ans. Eclairage avec la directrice du musée et commissaire de l’exposition.
Publié le 21/12/2025 à 09:30

Une immersion dans la société romaine sous l'Antiquité à découvrir jusqu'au 7 juin 2026.
© Métropole de Lyon / Louison Desforêts
Comment, il y a plus de 2000 ans, la société romaine percevait-elle l’art ? Quel statut accordait-elle aux artistes ? Pourquoi certaines œuvres ont-elles traversé le temps ? A quel public étaient-elles destinées ? Qu’en est-il de leur filiation avec l’artisanat grec ?
C’est autour de ces questions, et de bien d’autres, que Lugdunum-Musée et théâtres romains, à Lyon, a élaboré la grande exposition immersive célébrant le cinquantième anniversaire de sa naissance, en 1975, sur les pentes de la colline de Fourvière, au plus près des vestiges exhumés dans les années 1930. Aujourd’hui, plus d’une centaine de pièces, en provenance de France et d’Italie, racontent l’épopée de ces savoir-faire antiques. Plusieurs d’entre elles sont inédites, comme le buste d’Amazone, découvert à Herculanum en 2006 et jamais montré dans l’Hexagone, ou encore le plan-relief de Rome conçu par Paul Bigot, qui sort pour la première fois de ses réserves et dévoile le Champ de Mars, espace privilégié de présentation d’œuvres d’art au IVe siècle de notre ère. Claire Iselin, la directrice du musée et commissaire générale de C’est canon ! L’art chez les Romains, ainsi qu’a été baptisée cette réunion d’exception, nous en dit plus.
L'Express : Les Romains avaient-ils des musées ?
Claire Iselin : Oui, mais pas dans le sens où on l’entend dans nos sociétés occidentales contemporaines avec un lieu voué à la conservation des collections et à leur exposition au plus grand nombre. Chez les Romains, on exposait des œuvres dans la cité, à Rome ou dans d’autres colonies romaines, au sein de bâtiments aux vocations beaucoup plus diverses, comme les théâtres, les forums, les thermes, les temples. On pouvait, par exemple, contempler des œuvres d’art sous le portique d’Octavie ou dans le péristyle de Pompée, qui était d’abord un lieu de spectacle et une bibliothèque.
Quel genre d’œuvres sont alors exposées dans l’espace public ?
Même s’ils sont aussi allés voir ailleurs, les Romains sont notoirement inspirés par les Grecs. Les deux cultures se côtoient très tôt, puis il y a cette volonté expansionniste romaine, au IIIe siècle avant notre ère, avec une politique de pillage organisé, mais relativement structurée : on ne vient pas pour détruire et s’enrichir à titre individuel. Un général, qui conquiert un territoire d’Italie du Sud ou de Grèce, organise l’exportation d’œuvres d’art pour son usage personnel, mais surtout pour être exposées dans des monuments publics. Il va donc réaliser un inventaire des biens les plus précieux, privilégiant les trois catégories d’œuvres plébiscitées par les Romains : la statuaire, l’orfèvrerie, la peinture de chevalet sur bois. De cette dernière, on n’a aucune trace du fait de son support périssable, mais on la connait par des copies réalisées sur des mosaïques, des fresques ou des monnaies.

"Plan-relief de Rome, détail du théâtre de Pompée", par Paul Bigot-Maison Christofle, entre 1923 et 1932.
/ © Métropole de Lyon / Louison Desforêts
Les beaux-arts bénéficient-ils, à cette époque, d’un statut particulier ?
De nos jours, en Occident, les beaux-arts sont considérés comme nobles et les artistes auréolés d’un statut particulier. On a tendance aussi à séparer l’artiste de l’artisan. Dans la société romaine, les arts majeurs sont les arts libéraux, c’est-à-dire ceux représentés par les neuf muses, qui relèvent plutôt de pratiques intellectuelles : la comédie, la tragédie, l’astronomie, l’éloquence… On élève d’abord la pensée. Les arts plastiques sont jugés salissants car pratiqués par des artisans, statut déconsidéré dans la société romaine. Et la sculpture, la peinture ou l’orfèvrerie sont assimilées à de l’artisanat.
Sait-on qui sont ces artistes-artisans ?
Contrairement aux Grecs, dont les patronymes d’artistes ont parcouru l’Histoire, et que Pline évoque, on n’a aucune signature d’artisans romains distingués comme tels, mais on a les noms des grands ateliers de copistes qui officient alors à Rome, comme celui de Parsitélès. Il y a un marché de l’art pour ces copies et les Grecs sont les premiers à y répondre quand ils comprennent que les Romains raffolent de leur savoir-faire pour sa capacité à imiter le réel. On le voit dans notre exposition avec Le Pugiliste des Thermes, où le rendu de la musculature donne l’impression de côtoyer un véritable athlète. Comme pour l’art animalier, qui suscite le même engouement, les Romains veulent disposer de ces œuvres sur les places publiques, mais aussi dans leurs demeures privées.
Ces amateurs d’art appartiennent-ils à l’élite ?
Dans un premier temps, oui, mais ce qui est intéressant dans la société romaine, c’est qu’on est aussi sur une sorte de merchandising. A l’instar de la Joconde, que l’on retrouve aujourd’hui sur de multiples produits dérivés, les œuvres emblématiques y sont déclinées à l’envi. Par exemple, l’iconographie des grandes Vénus, comme celles de Cnide ou du Capitole, sont reprises sous différents petits formats en terre cuite ou sur des entailles, ce qui permet à chacun de disposer de répliques de cet art au départ élitiste.

"Tête de femme, Amazone", entre fin du Ier siècle avant J.-C. et début du Ier siècle après J.-C.
/ © Ministero della Cultura – Parco archeologico di Ercolano
Dans l’exposition, vous consacrez un focus thématique à la polychromie…
Il n’y a pas si longtemps encore, on avait une vision monochrome de la statuaire et de l’architecture antiques. Dans notre imaginaire collectif, la ville romaine est blanche. Or les œuvres étaient polychromes, par l’alliage de différents métaux ou par la peinture quand la pierre servait de support. Jusqu’au XXe siècle, on a voulu gommer cette polychromie de nos collections occidentales parce qu’elle était jugée comme indigne des Romains. On a cru bien faire en supprimant les concrétions mélangées à des traces de couleur trouvées dans des matériaux organiques ou minéraux. Heureusement, il en reste des vestiges, comme la tête d’Amazone exhumée à Herculanum en 2006. Non seulement sa chevelure est peinte, mais on voit aussi le tracé de la pupille, des cils et d’un sourcil. Ici, au milieu de toutes ces statues en marbre qui ont perdu leurs couleurs, elle contribue à démentir cette idée fausse d’une Antiquité immaculée.

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