Dans les années 1980, Jens Juul Holst a été l’un des premiers scientifiques à s’intéresser à une mystérieuse hormone produite dans l’intestin, le GLP-1 (glucacon-like peptide-1). Le chercheur à l’université de Copenhague a notamment découvert que le GLP-1 jouait un rôle sur la satiété.

Trois décennies plus tard, les analogues du GLP-1 sont omniprésents sous les noms d’Ozempic et Wegovy, commercialisés par le laboratoire danois Novo Nordisk, ou Mounjaro, du laboratoire américain Eli Lilly. Permettant en théorie de perdre en 15 à 20 % de son poids en quelques mois, ces médicaments anti-obésité, qui prennent la forme de stylos injecteurs, représentent une révolution médicale, mais aussi un phénomène de société. Alors que le taux d’obésité semblait grimper inexorablement aux Etats-Unis, il a diminué ces dernières années, passant selon Gallup d'un pic à 40 % de la population en 2022 à 37 % cette année.

Lauréat de nombreux prix (Breaktrough Prize, prix Princesse des Asturies…), Jens Juul Holst fait figure de nobélisable en puissance aux côtés de ses confrères Joel Habener et Svetlana Mojsov. S’il est membre de la Fondation de Novo Nordisk, il garde sa liberté de parole sur le sujet, se réjouissant notamment de l’arrivée des génériques dans les années à venir. Pour L’Express, il revient sur les conséquences vertigineuses de ces médicaments révolutionnaires.

L'Express : L’Organisation mondiale de la santé (OMS) vient de recommander les analogues du GLP-1 pour lutter contre l'obésité. Est-ce une étape importante pour ces médicaments contre l'obésité ?

Jens Juul Holst : C’est une bonne nouvelle qu'ils soient inclus dans la liste des médicaments essentiels. L’OMS explique qu’il est maintenant important que les différents pays garantissent l’accès équitable à ces médicaments contre l'obésité, avec en priorité les personnes qui sont les plus concernées. Le brevet du sémaglutide [NDLR : l'analogue du GLP-1 commercialisé sous le nom d'Ozempic et Wegovy par Novo Nordisk] va expirer en 2026 dans de nombreux pays, sauf en Europe et aux Etats-Unis. Le liraglutide, un biosimilaire, n’est déjà plus protégé par un brevet. On devrait donc voir la production de nombreux génériques différents, ce qui fera baisser les prix.

Il y a deux ans, L’Express était le premier magazine en France à consacrer une couverture à ces médicaments. Les scientifiques dans notre pays étaient alors encore prudents. Depuis, les spécialistes n’hésitent plus à parler de révolution…

Environ 13 % des Américains prennent aujourd’hui ces médicaments. C’est un chiffre incroyable. Il est rare qu'un nouveau médicament, de surcroît compliqué à prendre, connaisse un tel succès. Mais de l’autre côté, nous savons aussi que les gens ne suivent pas le traitement jusqu’au bout. Les diabétiques le prennent plus longtemps, mais les autres abandonnent. Seuls 40 % des patients prennent encore le médicament après un an.

Bien sûr, de manière générale, toutes les personnes finissent par arrêter de prendre un traitement, quel qu’il soit. C’est le premier chapitre d’un manuel de pharmacologie. Moins de la moitié des patients prennent leurs médicaments prescrits comme indiqué. Mais nous devons mieux comprendre ce qui se passe avec les GLP-1. Il y a clairement un problème de prix et d’effets secondaires. On observe une baisse de la récompense que procurent ces thérapies. A un moment, elles ne semblent plus aussi intéressantes qu’avant aux yeux des patients.

Les personnes atteintes de diabète continuent à prendre ce médicament, probablement parce qu’elles échangent avec leur médecin qui leur explique les risques de complications que peuvent prévenir ces médicaments, comme des problèmes rénaux, cardiaques ou métaboliques. Si les patients savent qu’ils courent des risques sérieux, ils prennent leur médicament plus longtemps.

Dans tous les cas, pour les GLP-1, nous avons besoin de plus de données à ce sujet. L’étude randomisée Select, menée sur 17 600 personnes, a montré après quatre ans de traitement au sémaglutide des bons résultats, au-delà du diabète et de la perte de poids. Il y a une réduction du risque de problèmes cardiovasculaires. Mais il faut encore plus de données pour pouvoir en toute bonne foi affirmer que ces médicaments permettent de vivre plus longtemps. Dans mes conférences, je compare souvent ce traitement à la chirurgie bariatrique, pour laquelle nous disposons de données formidables qui montrent que si vous êtes diabétique, et que vous bénéficiez d’une chirurgie bariatrique, vous pouvez espérer vivre neuf ans de plus. C’est beaucoup. Mais pour les sémaglutides, nous avons besoin de plus de données.

L’histoire des médicaments pour perdre du poids a été émaillée d’échecs. En France, il y a eu le traumatisme du scandale du Mediator. D’où sans doute, dans notre pays, une plus grande prudence sur les GLP-1…

Des millions de personnes sont aujourd’hui sous traitement dans le monde. Les effets secondaires, même les plus rares, sont donc détectés. En Australie, il y a des inquiétudes sur des comportements suicidaires. Au Danemark, quatre patients ont reçu une compensation financière pour des troubles oculaires, une neuropathie optique ischémique antérieure non artéritique (Noian). Je ne suis pas sûr que cela soit justifié sur le plan scientifique. Il y a aussi des interrogations sur une hausse de la fertilité chez les femmes provoquée par ces médicaments. Mais, à ma connaissance, nous n’avons pas de cas de malformations.

Contrairement à presque tous les médicaments antérieurs pour perdre du poids, celui-ci repose sur un principe différent. Les GLP-1 interfèrent avec l’appétit, c’est-à-dire le problème principal. Les médicaments précédents agissaient sur l’autre côté de l’équation, en augmentant le métabolisme énergétique. Or si vous faites ça, il y a le risque d’une hausse des maladies cardiovasculaires, car cela sollicite le cœur et le système circulatoire. Les GLP-1 reposent ainsi sur une méthode plus bénigne. C’est la manière la plus rationnelle d’intervenir contre la suralimentation.

Êtes-vous préoccupé par le risque d’abus, avec des personnes qui prennent ces médicaments uniquement pour des raisons esthétiques ?

Pour l’instant, il est important d’établir des priorités. Les sociétés doivent déterminer qui peut en bénéficier en priorité. Il est indispensable que ces médicaments soient prescrits par des professionnels de santé et administrés à ceux qui en ont vraiment besoin, à savoir les personnes qui souffrent d’un syndrome métabolique, avec des risques de complications. Tant que nous n’aurons pas résolu le problème de l’approvisionnement, ces médicaments doivent leur être réservés.

Mais une fois que ce problème de disponibilité des médicaments sera réglé, si des personnes souhaitent en bénéficier, qui sommes-nous pour dire qu’elles ne devraient pas y avoir droit ? Si les gens sont vraiment mécontents de leur poids corporel, pourquoi ne devraient-ils pas être autorisés à demander de l’aide ? C’est une autre question.

Le mouvement "body positive", qui valorise l’image des personnes en surpoids, quitte à nier les problèmes de santé publique, a culminé dans les années 2010, mais est en net reflux depuis l’essor des GLP-1…

Ce qui m’intéresse, en tant que médecin, ce sont les complications médicales liées à l’obésité, par la question du poids en lui-même. Or, dans les faits, les données montrent que ce qu’on appelle une "obésité saine" n’existe probablement pas. Il peut y avoir une courte période pendant laquelle l’obésité n’a pas de conséquence médicale. Mais finalement, presque toutes les personnes obèses rencontreront des problèmes de santé, ne serait-ce que d’arthrite.

Mon autre réflexion, c’est qu’il faut demander aux personnes obèses si elles aimeraient avoir ce médicament pour perdre du poids. Ou sont-elles heureuses telles qu’elles sont ? La majorité est prête à prendre ce médicament. Donc il s’agit à mon avis d’un faux débat. Comme je vous le disais, les deux choses importantes, c’est qu’il faut déjà régler le problème de disponibilité et de coût de ces médicaments, et puis améliorer la durée pendant laquelle les personnes suivent ce traitement.

Il est aussi essentiel que ces médicaments soient toujours prescrits par un professionnel de santé. Il est nécessaire que le patient bénéficie de conseils. En prenant ces GLP-1, vous n’êtes pas censé rester dans votre fauteuil inclinable. En même temps que le traitement, il est important de faire du sport et de modifier son alimentation. La bonne nouvelle, c’est que c’est possible ! Ce médicament qui inhibe l’appétit peut vous aider à changer votre alimentation. De plus, à mesure que vous perdez du poids et que ces peptides agissent, vous souffrez moins d’inflammation et d’arthrite, et il devient beaucoup plus facile de faire des efforts physiques. Cela a été démontré très clairement dans de nombreuses études. La recommandation de l’OMS, trente minutes de marche par jour, est suffisante pour conserver votre masse maigre, ce qui est très important lorsque vous perdez du poids et que vous mangez moins. Si après un an et demi vous parvenez à conserver ces nouvelles habitudes alimentaires associées à une activité physique après un an et demi, vous atteindrez un nouvel équilibre.

Par ailleurs, les recherches se multiplient pour réduire la dose de GLP-1. Vous n’avez pas besoin d’aller jusqu’à la dose maximale recommandée par les différents laboratoires. Il vaut mieux y aller progressivement, à un niveau tolérable.

Les GLP-1 semblent également agir sur les addictions, comme l’alcool ou les drogues…

Nous pensons qu’il s’agit du système de récompense du cerveau. Cela a été bien étudié par des neurobiologistes chez les rongeurs. Chez les humains également, il existe des analyses d’imagerie qui montrent cet effet. Si les données confirment cela, ce serait un résultat incroyable.