Energie. La transition énergétique sonne la fin du pétrodollar, estime Frédéric Lambert, rédacteur en chef d’Electrek. Et la Chine l’a bien compris…
Publié le 20/12/2025 à 08:45

"La Chine pourrait essayer d’avoir une monnaie dominante - pas nécessairement basée sur la production électrique elle-même, mais sur tous les produits liés comme les panneaux solaires, les batteries ou les éoliennes", estime Frédéric Lambert, rédacteur en chef d’Electrek.
Xinhua via AFP
La transition énergétique fait apparaître de nouvelles fractures mondiales, l’une des plus symboliques étant les trajectoires divergentes de la Chine et des Etats-Unis. Quand la première ambitionne de devenir un "électro-Etat", les seconds persistent, sous l’impulsion de leur président Donald Trump, dans une vision pétrogazière basée sur les énergies fossiles et polluantes.
La Chine électrifie son économie à marche forcée. Elle est devenue le leader mondial des énergies vertes. Même si elle reste dépendante du charbon, elle installe plus de capacités solaire et éolienne que le reste du monde réuni. De retour d’un séjour à Shenzhen, Frédéric Lambert, rédacteur en chef d’Electrek, média nord-américain spécialisé dans les véhicules électriques et les énergies propres, a été frappé d’un constat : l’électricité est déjà devenue la nouvelle couche de base de notre économie. Et "Pékin en reconnaît sûrement mieux que quiconque la valeur", explique-t-il. Le début de la fin du pétrodollar… Et l’essor d’un "électroyuan", basé sur la devise chinoise ? Entretien.
L’Express : Vous avez écrit dans un récent article que le pétrodollar est mort. L’est-il vraiment ?
Frédéric Lambert : Il va survivre pendant un certain temps, mais il n’est plus à son plus haut niveau. Ce qui était une force des Etats-Unis pendant des décennies commence à s’effriter. Qu’est-ce qui va le remplacer ? Quelle est la base de notre économie actuelle ? Ce n’est définitivement plus le pétrole. Désormais, plus rien ne se passe sans électricité. Je couvre le secteur des véhicules électriques depuis 12 ans. Au début, tout le monde disait : "S’il y a une panne, on ne peut plus charger la voiture". C’est vrai. Mais s’il y a une coupure prolongée, les stations-service cessent aussi de fonctionner. Car pomper de l’essence ou transformer du pétrole nécessite de l’électricité. Celle-ci est déjà partout.
L’intelligence artificielle ajoute une autre brique à l’équation. Elle fait son chemin dans le monde des affaires. Outre le côté productif des industries, les décisions des chefs d’entreprise, le software et le hardware, reposent énormément sur l’électricité. Nous devons donc essayer de changer notre perspective dans la manière de placer nos investissements, car le futur sera 100 % électrique.
La nouvelle monnaie de base serait donc, comme vous le dites, le kilowattheure (kWh) ?
C’est une petite exagération de ma part. Mais l’électricité est bien la nouvelle couche de base de l’économie. Sera-t-elle une monnaie en tant que telle ? C’est plus difficile à dire. Peut-être que la blockchain [NDLR : technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle] permettra un jour d’effectuer des transactions entre personnes ou entre pays. Peut-être qu’un jour, notre productivité sera complètement liée à la capacité d’utiliser l’intelligence artificielle, laquelle fonctionne grâce au kilowattheure.
La Chine, qui s’électrifie très vite, serait-elle la seule à avoir compris ce changement ?
C’est un des facteurs qui la pousse à déployer plus de capacités que n’importe quelle nation. Il existe certes un côté rattrapage : la génération d’électricité par population n’est pas encore au même niveau qu’en Amérique du Nord ou en Europe. Mais l’accélération est époustouflante. Je suis allé en Chine à deux reprises cette année. La deuxième fois, à Shenzhen. L’évolution de la ville est impressionnante : d’un petit village de 30 000 d’habitants dans les années 1980, c’est devenu une mégalopole de 17 millions de personnes.
Comment est-elle arrivée à un tel changement ? Il y a certes de la main-d’œuvre bon marché, même si on trouve encore moins cher ailleurs. Il y a surtout eu des avancées technologiques dans la manufacture, et l’électricité y a grandement participé. Le gouvernement la contrôle, et incite fortement à l’utiliser. Il propose des prix réduits pour les industries très consommatrices qu’il veut encourager. Par exemple les voitures électriques ou l’intelligence artificielle. Le pays peut se le permettre car il n’a pas peur d’en manquer : l’offre y dépassera toujours la demande.
A l’opposé, la Chine a officiellement banni le minage de cryptomonnaies - même si cela continue à se faire. Un des aspects évoqués par les autorités était le côté très énergivore : on gaspille de l’électricité pour une monnaie qui n’a pas de valeur intrinsèque à l’échelle de toute la population. Et le secteur emploie peu de personnes, contrairement à d’autres industries. C’est bien le signe que la Chine reconnaît sûrement mieux que quiconque la valeur de la génération d’électricité.
Quelle est la stratégie de Pékin ?
Il reste très probable que la prochaine grande révolution industrielle soit l’intelligence artificielle - sous une forme ou une autre. Et la probabilité qu’elle requière beaucoup d’électricité me semble très élevée. Si l’on veut pouvoir adopter rapidement la prochaine innovation, il faut une énorme capacité électrique. La Chine a tout misé dessus. En matière de volumes, aucun pays ne s’en rapproche. La France connaît actuellement une surcapacité et des prix bas. Mais qui restent bien plus élevés qu’en Chine. Au Québec (Canada), nos prix sont très bas également, sauf que nous ne rajoutons pas de capacités. C’est la grande différence : tout le monde cherche à faire correspondre le plus possible l’offre et la demande. La Chine, elle, mise tout sur de nouvelles capacités, puis trouvera la demande ensuite.
Dès lors, le pétrodollar peut-il être remplacé par un "électrodollar" ? Ou plutôt par un "électroyuan" ?
Si on voit l’électricité comme une monnaie, le problème numéro un est de l’échanger entre nations. Ce qui est plus difficile à faire car cette énergie est difficilement stockable ou transportable sur de grandes distances. C’est pour l’heure réalisable seulement avec ses voisins. Donc à mes yeux, le plus gros impact de "l’électrodollar" serait dans un premier temps de défaire le pétrodollar.
La Chine pourrait en effet essayer d’avoir une monnaie dominante. Pas nécessairement basée sur la production électrique elle-même, mais sur tous les produits liés qu’elle produit largement sur son territoire, ou parfois à l’étranger pour éviter des droits de douane. Comme les panneaux solaires, les voitures électriques, les batteries, les éoliennes et même le nucléaire. La Chine domine car elle achète ses propres produits, et nous aussi !
La Chine demande déjà à être payée en yuans dans certains projets étrangers où elle investit. Par exemple pour un contrat d’électricité en Ouzbékistan, ou la livraison de pièces pour panneaux solaires au Brésil…
Absolument. Dans ces cas-là, les développeurs ont le rapport de force nécessaire pour demander d’être payé dans telle ou telle monnaie. La Chine n’étant pas contestée sur ce plan, on peut tout à fait imaginer qu’il faille, dans le futur, acheter en yuans les panneaux solaires bon marché qu’elle produit. C’est une vraie possibilité qui pourrait accélérer la montée en puissance de "l’électroyuan".

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