Il dévore un livre d’histoire par semaine. Son seul hobby, confie-t-il. En ce mois de décembre agité par des discussions budgétaires sans fin, Stéphane Boujnah s’est plongé dans la somme de l’historienne Georgette Elgey sur la IVe République. En dépit de ses imperfections, on doit à ce régime "la reconstruction de l’après-guerre, l’indépendance de l’Indochine, le projet européen, le programme nucléaire… Au pouvoir, les anciens résistants avaient une vision de long terme et une préférence pour le futur", salue-t-il.

Cruel parallèle, 80 ans plus tard, avec la classe politique actuelle et ces "débats surprenants à l'Assemblée nationale où sont adoptés des amendements étranges, souvent contraires à la Constitution, car plus personne ne se sent tenu par leur exécution improbable", fustige cet ancien collaborateur de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, époque Jospin, encore effaré par les nouveaux droits accordés par le PLFSS voté quelques jours plus tôt.

Pas question de se laisser gagner par le "mutisme résigné" qu’il déplore dans le microcosme des grands patrons français. Bien au contraire. "Quand on a l’honneur d’être en vie, on s’exprime", se justifie-t-il citant Clemenceau, et se posant en "observateur européen". Directeur général d’Euronext depuis une décennie, cet ancien avocat d’affaires a construit brique après brique le leader des marchés actions du Vieux Continent. Cette plateforme boursière rayonne aujourd’hui de Paris à Athènes en passant par Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne, Dublin, Oslo, Milan. "De cette entreprise fragile, nous avons fait un champion européen". Les chiffres en témoignent : quadruplés depuis 2015, les revenus du groupe approchent 1,7 milliard d’euros. Les volumes d’échange dépassent largement ceux de Londres. Et avec une capitalisation boursière multipliée par dix en dix ans, Euronext a pu intégrer en septembre dernier le CAC40.

La France, ce "paradis communiste" qui s'ignore

Discours de vérité et langage fleuri, ce patron dont le cœur penche toujours à gauche s’évertue depuis des mois à éveiller les consciences sur le naufrage budgétaire tricolore. "Il faut expliquer à ceux qui croient que la France s’est engagée dans une dérive ultralibérale qu’avec des dépenses publiques équivalentes à 58 % du PIB, nous redistribuons plus que tous nos voisins européens, et que certains dans le vaste monde nous qualifient désormais de 'paradis communiste'", assène-t-il. Stéphane Boujnah diffuse régulièrement auprès d’un cercle de leaders d’opinion, responsables politiques, hauts fonctionnaires et autres banquiers les courbes des taux d’intérêt auquel notre pays et ses voisins européens s’endettent. Quand la France se regarde, elle se désole. Quand elle se compare… elle se désole encore plus.

Depuis peu, nos obligations à 10 ans sont les plus chères de la zone euro. Autrement dit, les investisseurs exigent d’être mieux rémunérés quand ils prêtent de l’argent à l’Hexagone, désormais jugé plus risqué que l’Italie, le Portugal ou encore la Grèce. Le symbole non seulement de la perte de crédibilité de Paris, accélérée par la fragmentation politique née de la dissolution de juin 2024, mais aussi de la renaissance de ces pays phénix qui, en une décennie, ont restauré leurs finances publiques et leur capital confiance auprès des marchés. Au point de se retrouver en meilleure posture que la deuxième puissance économique européenne, en termes de déficit public notamment.

La leçon des PIIGS

Dans une note d’une quinzaine de pages diffusée à son public habituel d’initiés, le patron d’Euronext a entrepris de revenir sur l’histoire de ceux que l’on appelait les PIIGS : Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne. Un acronyme à l’accent méprisant pour qualifier ces Etats étranglés par la dette dans la foulée de la crise financière de 2008, "sous l’effet combiné de la récession, qui fait chuter les recettes publiques, et du coût massif des crises bancaires". L’engrenage est connu : les déficits se creusent, la dette publique explose, les taux d’intérêt s’envolent, emportant ces Etats dans un cercle vicieux.

Stéphane Boujnah a documenté leur retour en grâce. Long, douloureux, mais riche d’enseignements. Sous la pression, pour les uns, de la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le FMI - ladite "Troïka"- et, pour les autres, des marchés financiers, chacun de ces pays a administré dans l’urgence des potions assez similaires, et dures à avaler pour toute une génération. "Le ministre de l’économie portugais Manuel Castro Almeida m’a confié récemment : "La raison pour laquelle notre pays est en excédent budgétaire pour la troisième année consécutive est que plus personne ici ne veut vivre ce que nous avons vécu avec la Troïka", raconte Stéphane Boujnah. Lisbonne, dont le solde budgétaire est attendu à 0,3 % en 2025, est sorti de l’ornière en coupant dans ses dépenses de santé et d’éducation, en augmentant la durée hebdomadaire de travail dans la fonction publique sans compensation, en gelant les pensions de retraite et en relevant l’âge légal de départ. Ce dernier point est commun à tous ces Etats repentis, où la vie active s’arrête désormais à 65, 66 ou 67 ans. Le choix de la raison - "Quand on travaille plus longtemps, on paie moins de pensions et on collecte plus de cotisations", rappelle le patron d’Euronext -, bien loin des calculs politiques qui ont conduit le gouvernement Lecornu à accepter de "suspendre" la réforme Borne dans le but de s’assurer les faveurs de l’aile gauche de l’Assemblée.

Addiction à la dépense

D’aucuns prédisaient le chaos sur les marchés en cas de remise en cause de cette loi de 2023 qui devait conduire progressivement les Français à travailler jusqu’à 64 ans. Même les experts les plus avertis sont parfois pris en défaut. Après avoir alerté sur le caractère crucial des retraites aux yeux de nos créanciers, Stéphane Boujnah est tombé des nues : la flambée du spread - l’écart de taux entre la France et l’Allemagne - n’a pas eu lieu. "Il semble que les investisseurs aient valorisé une forme de stabilité permise par l'adoption probable d'un budget, même avec toutes les anomalies que celui-ci comporte", résume-t-il en première analyse. Avant d’en livrer une autre, plus iconoclaste. "Les prêteurs ont un rapport avec la France de même nature que celui d’un dealer avec son client. Comme ils ne craignent pas un risque de solvabilité ou de liquidité, ils nous fournissent la 'pilule du bonheur' qui nous permet de continuer à dépenser, mais elle est de plus en plus chère, à 3,6 % aujourd'hui et sans doute beaucoup plus demain. Notre problème n’est pas que ces investisseurs, un jour, ne nous prêtent plus. C’est que la charge de la dette augmente inexorablement de façon spectaculaire et que nous marchons en souriant vers l'asphyxie budgétaire. Notre problème n'est pas la méfiance des prêteurs, c'est l'addiction à la dépense des emprunteurs."

La Cour des comptes a fait le calcul : la France, qui s’acquittait de moins de 45 milliards d’euros en 2024, devra payer quasiment le double en 2027 et 106 milliards en 2029. Pendant que le débat parlementaire s’enlise, le radeau France poursuit sa dérive. Au troisième trimestre, la dette publique a encore augmenté de 66 milliards d’euros, pour s’établir à 3 482 milliards, soit 117 % du PIB. D’ici 2026, la situation se dégradera encore, à l’inverse de la tendance attendue en Grèce, au Portugal, en Espagne. Même l’Italie devrait mieux contenir la hausse de son ratio d’endettement.

Pour sortir de cette addiction, il n’existe que deux options, martèle Stéphane Boujnah : le redressement choisi ou l’austérité subie, comme les PIIGS dans les années 2010. Un dilemme qui revêt, dans le cas français, une dimension supplémentaire : "Quand la Grèce, l'Irlande ou le Portugal étaient en difficulté, ils avaient un problème avec l’Europe. Quand il s’agit de la France, c’est l’Europe qui a un problème avec nous. Nos voisins nous regardent avec beaucoup de circonspection et d’inquiétude." Et attendent que nous fassions les bons choix.