Les juifs et la France, une histoire d'amour souvent oubliée

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"Heureux comme Dieu en France". Née au XIXe siècle, cette expression yiddish, reprise en langue allemande, rappelle que la situation des juifs dans notre pays a longtemps fait rêver vue d’ailleurs. Une riche histoire, vieille de plus de deux mille ans, faite de préjugés, de moments tragiques, d’expulsions et de déportations, mais aussi d’assimilation, de dévotion à la patrie, de chefs-d’œuvre littéraires et d’une relation unique. "La France est sans doute le pays le plus philosémite du monde", assure Denis Olivennes.

A l’heure où les juifs de France se sentent de plus en plus en insécurité face au retour d’un antisémitisme qui n’est plus l’apanage de l’extrême droite, le président d’Editis revient avec panache et émotion sur cette histoire souvent méconnue. Son Dictionnaire amoureux des juifs de France (Plon) est une ode au "franco-judaïsme", de Rachi à Serge Gainsbourg. Volontairement, il n’évoque pas la période contemporaine, les transformations du judaïsme français suite à l’arrivée des juifs du Maghreb, les crispations autour de l’État d’Israël, la montée des communautarismes ou l’essor de l’islamisme marquant de nouvelles pages, aujourd’hui bien moins heureuses.

"Tout leur accorder comme individus"

Dans l’introduction intitulée "Nous nous sommes tant aimés", l’essayiste rappelle "qu’il y avait des Israélites sur le sol de notre pays avant que n’y viennent les Burgondes, les Francs ou les Normands". En 1967 a été découverte sur le plateau de Beauregard, sous les ruines d’une hutte gauloise, une lampe juive datant du Ier siècle notre ère. Les relations se tendent sous les "rois antijuifs" Philippe Auguste, Saint-Louis et Philippe le Bel. A partir du XIIe siècle, l’hostilité chrétienne contre les juifs, qui avaient pu devenir médecins, commerçants ou artisans, monte. Au début du XIVe siècle, en pleine crise monétaire, leurs biens sont saisis et ils sont expulsés vers l’Alsace, la Savoie, la Provence ou l’Espagne.

A l’inverse, le XVIIIe siècle sera à l’honneur de la France. En 1791, elle est le premier pays à reconnaître aux juifs la pleine citoyenneté. On connaît la fameuse formule du comte de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée : "il faut tout leur refuser comme nation et tout leur accorder comme individus".

Napoléon donne au culte juif français ses institutions, les consistoires, sur le modèle des deux autres religions officielles, le catholicisme et le protestantisme. La Troisième République voit une assimilation pleine et entière, et les Israélites contribuent activement à l’État, à l’université ou à l’économie. L’affaire Dreyfus est symptomatique d’un antisémitisme nouveau, à côté de l’antijudaïsme chrétien traditionnel. Mais paradoxalement, la réaction courageuse d’une partie de l’intelligentsia, tout comme la rupture de la gauche avec l’antisémitisme (ce "socialisme des imbéciles" selon August Bebel) renforcent la confiance des juifs français. "Un pays qui se déchire, qui se divise pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller" disait le grand-père d’Emmanuel Levinas depuis la Lituanie.

Les modèles Aron et Bloch

Le dictionnaire de Denis Olivennes débute par Pierre Abélard qui, au XIIe siècle, ne se contentant pas de ses lettres à Héloïse, fut aussi un défenseur des juifs, s’opposant à la condamnation traditionnelle du "peuple déicide" et décrivant avec empathie ses souffrances. L’une des plus belles entrées est dédiée à Raymond Aron, bel exemple d’une identification totale des juifs français à la République.

D’où sa rupture avec de Gaulle après sa terrible phrase, en 1967, sur un "peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur". Raymond Aron déplorait non seulement qu’un président français reprenne la rhétorique d'Édouard Drumont ou de Charles Maurras, mais contestait l’idée même d’un "peuple" juif. "Je me sens moins éloigné d’un Français antisémite que d’un juif marocain qui ne parle pas d’autre langue que l’arabe", souligna le philosophe.

Marc Bloch, qui entrera au Panthéon l’année prochaine, a lui aussi droit à un hommage émouvant. Né dans une famille israélite alsacienne ayant choisi la France après 1870, l’historien martyr écrivait dans L’Etrange Défaite : "Je suis juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte… Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite."

Dictionnaire amoureux des juifs de France, par Denis Olivennes. Plon, 707 p., 28 €.

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