Les mutations des vins doux, entre reconnaissance patrimoniale et rebond économique

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La viticulture française connaît une zone de turbulence, mais porte en elle les germes d’un renouveau prometteur. Si la consommation évolue et les volumes reculent, une dynamique nouvelle se dessine. Les jeunes générations veulent de la transparence, des vins plus légers, et des histoires authentiques. Et la France a un atout incomparable : la diversité de ses terroirs et le savoir-faire de milliers de vignerons qui innovent déjà : Bio, sans soufre, vins doux, sans sucre, faibles degrés, cuvées plus accessibles, œnotourisme repensé, etc. Si la filière continue à s’adapter, à écouter les attentes et à valoriser ses forces, la viticulture française peut rebondir, et redevenir aussi un moteur culturel et économique. Le vin change et l’avenir reste ouvert.

Voilà quelques années, la mairie de Banyuls rêvait de faire inscrire son vignoble au patrimoine immatériel de l’Unesco. Comme la Champagne, comme la Bourgogne. La reconnaissance de ce paysage sculpté par des générations de pêcheurs-viticulteurs au-dessus de la Côte Vermeille n’a jamais abouti. Mais on reparle de l’Unesco à Banyuls aujourd’hui, et dans les onze autres appellations françaises de vins doux naturels (VDN), ralliées à un projet européen de classement des "vins fortifiés".

D’autres villes européenes concernées

L’initiative partie de Marsala, en Sicile l’année dernière, a embarqué Samos (Grèce), Xérès (Espagne) et Madère (Portugal). Porto qui bénéficie déjà du label Unesco ne peut prétendre à un second. En France, elle est portée par l’Institut régional de la Sommellerie (IRS), à Thuir (Pyrénées-Orientales), dans le berceau des vins doux. Près de 90 % d’entre eux proviennent du Roussillon : muscat-de-rivesaltes en tête, suivi de banyuls, rivesaltes, maury, frontignan… Auxquels s’ajoutent une demi-douzaine de muscats d’autres régions, tels beaumes-de-venise, rasteau, cap-corse… Le total représente 120 000 hectolitres, contre 800 000 il y a cinquante ans. "Des petites productions menacées qu’on essaye de sauver", concède Laetitia Mathieu, directrice de l’IRS.

Une même technique d’élaboration

Tous les VDN partagent la technique d’élaboration de la "fortification" ou du "mutage", inventée par le médecin Arnaud de Villeneuve, en 1258, à Montpellier. Elle consiste à stopper la fermentation par un ajout d’alcool, selon des modalités variables d’un pays à l’autre. L’opération a pour effet de bloquer l’évolution du vin – vers l’état de vinaigre, notamment, à l’époque où les vinifications étaient moins maîtrisées qu’aujourd’hui. Les flacons mutés – blancs ou rouges - contiennent encore du sucre naturel, un taux d’alcool supérieur à un vin classique et une capacité de garde quasi illimitée.

Le domaine Cazes propose des vieux rivesaltes millésimés jusqu’en… 1 931. Il ne lui manque que 1936, 1 937 et 1 938 dans cette collection qui traverse le XXe siècle. "Mais entre 2000 et 2020, la production était pratiquement tombée à zéro", regrette aujourd’hui le directeur Lionel Lavail. "On croyait que c’était fini. Aujourd’hui, j’y consacre de nouveau un cinquième de ma production." Car ses ventes de rivesaltes augmentent de 20 % par an, tandis que les vins secs reculent de 10 %. Bien entendu, "les volumes restent incomparables, mais la tendance est là", portée par la mixologie et la restauration professionnelle. "Un verre de vieux rivesaltes servi à la pipette dans une dame-jeanne de dix litres, roulée sur un chariot pour un accord met-vin original, rencontre un succès fou", assure le vigneron, persuadé que "ces VDN donnés pour morts constitueront le salut de la viticulture du Roussillon."

Cette région, "contrairement au Languedoc" remarque-t-il, n’a pas arraché ses grenaches. "Elle les a convertis en vins secs, mais le vignoble demeure pour élaborer de nouveau des vins doux si les rouges ne se vendent plus." Des "vins éternels" qui se magnifient avec le temps. "Je vis sur le trésor légué par mes aïeux et je dois penser à mes enfants et petits-enfants", ajoute-t-il. Quelles autres appellations, dans le Bordelais, la Bourgogne ou la Loire, peuvent se targuer de pouvoir ouvrir un flacon de trente ou cinquante ans en étant certain qu’il sera bon, même en l’ayant payé plusieurs milliers d’euros ? "Un VDN ne déçoit jamais. Et son prix n’excède jamais quelques centaines d’euros, même pour les plus rares", conclue Lionel Lavail.

Un vieillissement prolongé

Il existe deux familles de ces nectars : les réducteurs et les oxydatifs. Les premiers – les muscats, les grenats de Rivesaltes ou les rimages de Banyuls – se trouvent élevés à l’abri de l’air et peu de temps pour conserver leur fruit ou les arômes de rose du muscat. Les seconds – les ambrés et les tuilés – connaissent au contraire à un vieillissement intensif ou prolongé pendant des dizaines d’années afin de développer une palette d’arômes évolutifs : un crescendo d’orange sanguine, de pruneau, de figue, de fruits compotés, confits, puis secs, cacao, café, pain d’épices, tabac, sous-bois, jusqu’à la noix, étape ultime du goût "rancio". Les vins sont "violentés" dans des barriques à moitié pleines où l’oxydation se révèle maximale. On les laisse parfois dehors, en tonneaux ou en dame-jeanne, à la merci des intempéries et des morsures du soleil – d’où leur surnom de "vins cuits".

A Banyuls, dans les caves décorées de toiles d’araignées de la coopérative Terres des Templiers, le temps s’est arrêté. Le maître de chai Jauffrey Canier élabore des blancs, des rouges, des rosés, des réducteurs et des oxydatifs. Mais le patrimoine inestimable des vieux foudres et barriques où les anges siphonnent leur part s’exprime dans les banyuls-grands-crus, aux teintes acajou, brune ou fauve. A l’opposé, les rimages élevés à l’abri de l’air se montrent fruités, gourmands, séducteurs. "Il y a vingt ans, on pensait qu’ils incarnaient l’avenir. Ils ont pris des parts de marché, mais ils ne détrôneront jamais la vraie signature du cru : l’oxydation", estime l’œnologue.

Collection de vieux millésimes de Muscat de Rivesaltes de la Maison Cazes

Collection de vieux millésimes de Muscat de Rivesaltes de la Maison Cazes

© / Maison Cazes

Depuis 1971, le vignoble de Banyuls – 1 200 hectares, contre 5 000 dans les années 1960 - se confond avec celui de l’appellation collioure pour les vins secs. Les vins doux proviennent généralement de vieilles vignes complantées de grenaches noirs, gris et blancs par les anciens. Les vignerons répètent les mêmes gestes ancestraux autour des pieds buissonneux, à la main et à la pioche, dans des parcelles non mécanisables entre 0 et 350 mètres d’altitude.

Une viticulture héroïque sur des versants tourmentés

Tout autour de la chapelle Notre-Dame-de-la-Salette, des milliers de terrasses retiennent la fine couche arable, tandis que les "agullas", un réseau de rigoles, croisent les murets pour évacuer l’eau qui emporterait la terre à chaque orage. Ces ouvrages en pied de coq sous les crêtes sombres de la frontière espagnole et la vigie de la Tour Madeloc se détériorent à mesure que recule cette viticulture héroïque sur les versants tourmentés des vallées de la Baillaury et du Cosprons.

Dans ce vignoble où chaque cep debout constitue une victoire, une cinquantaine de domaines indépendants et trois caves coopératives ont décidé de reprendre leur destin en main et de réécrire le cahier des charges de l’AOC banyuls-grand-cru. Un audit économique a montré que cette niche créée en 1962 (1 000 hectolitres) représente "60 % des marges de l’appellation, pour un septième de la production", explique son président Romuald Peronne, du Clos Saint-Sébastien. Ils voteront en décembre de nouvelles règles plus strictes et plus qualitatives. Avec la ferme intention d’en produire beaucoup plus.

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