Taupe à Bercy, kidnapping qui tourne mal, espion en prison : nos révélations sur l'affaire Amir DZ

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30 avril 2024 à 2 heures 19, dans le 12e arrondissement de Paris. Dans la nuit noire, Salahedinne Selloum, le premier secrétaire de l’ambassade d’Algérie en France, retire 2 000 euros à un distributeur de billets. Opération anodine... sur laquelle va germer une des plus graves crises de l’histoire entre la France et l’Algérie. Vingt mois plus tard, un agent consulaire algérien croupit en prison, mis en examen pour enlèvement terroriste. Six autres kidnappeurs présumés patientent également dans les geôles. L’ambassade de France à Alger tourne désormais au ralenti, car en représailles, douze de ses agents ont été expulsés. Salaheddine Selloum, soupçonné d’être un espion de la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE), le renseignement extérieur algérien, est visé par un mandat d’arrêt international depuis le 25 juillet. L’affaire empoisonne jusqu’à la libération du journaliste français Christophe Gleizes, condamné à sept ans de prison pour apologie du terrorisme en Algérie, malgré un dossier vide.

Revenons à 2016. Amir Boukhors, un Algérien né en 1983, décide de s’installer en France. Présent sur les réseaux sociaux sous le pseudonyme d’Amir DZ, notamment Instagram, TikTok et Twitter, il exerce une activité un peu particulière d’influenceur, en critiquant, voire en révélant parfois, la corruption de dirigeants d’Alger. Malgré plusieurs condamnations dans son pays, la justice française refuse son extradition, il obtient l’asile politique en 2023. "Celui qui attentera à l’unité nationale, nous utiliserons contre lui tous les moyens, même s’il s’exprime d’outre-mer, de loin… il va payer !", a prévenu Abdemadjid Tebboune, le président algérien, dans une allocution, le 12 août 2021. Des propos prémonitoires.

Le 29 avril 2024 au soir, Amir Boukhors, rentre chez lui, dans le Val-de-Marne. Vers 23 heures 30, une Renaud Clio lui barre la route. Quatre hommes en sortent, certains portent un brassard de police, ils lui intiment de le suivre. L’influenceur est placé à l’arrière du véhicule, il questionne ses ravisseurs, dont certains ont revêtu la cagoule. On le prévient qu’un "responsable algérien" veut lui parler. Le voyage prend fin dans une déchetterie de Pontault-Combault, en Seine-et-Marne, reconstituera l’opposant après-coup. Il est alors drogué puis placé dans une construction en préfabriqué. A son réveil, vers 10 heures du matin, premier coup de théâtre : les kidnappeurs ne sont pas là, il est gardé par deux femmes, qui le prennent pour un trafiquant de drogue. S’ensuit, toujours selon le récit d’Amir Boukhors, un dialogue surréaliste. Il explique son statut de réfugié, incite ses gardiennes à taper son nom sur Google. L’une d’elles fond en larmes en découvrant la méprise. Elle affirme qu’elles se sont vues promettre 1 000 euros chacune. Soit… exactement la somme retirée en liquide par Salaheddine Selloum.

Amir Boukhors est drogué à deux autres reprises, racontera-t-il à la police. Après quelques tergiversations, on décide de le relâcher en grande banlieue parisienne. Le rapt a duré 27 heures. L’influenceur file au commissariat, puis à l’hôpital. On lui retrouve dans le sang une forte dose de produit somnifère, correspondant à la composition du Zopiclone. Ses descriptions devant les enquêteurs se font précises. Et pourtant rien ne semble avancer pendant près d’un an. En apparence.

Une "affaire d'Etat"

Le 11 avril 2025, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la brigade criminelle de Paris interpellent trois hommes, dont Smaïl R., un agent du consulat d’Algérie à Créteil, accusé d’appartenir lui aussi à la DGDSE. Ils les soupçonnent de projeter une nouvelle action violente imminente contre Amir Boukhors ; des repérages près de son domicile ont été effectués les jours précédents. "Est-ce qu’il aurait fallu que je me taise quand les services secrets algériens préparaient un attentat contre un opposant algérien ?", fustigera Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur au moment de cette arrestation, le 26 novembre 2025, sur France Info. Tous les trois sont mis en examen pour enlèvement et séquestration en lien avec une entreprise terroriste. "Ce tournant judiciaire de l’enquête avec l’arrestation d’agents liés au régime algérien et leur présentation à un juge révèle aussi que les faits du 29 avril 2024 sont une affaire d’Etat", commente prudemment Eric Plouvier, l’avocat d’Amir Boukhors.

Le régime algérien réagit vivement. Douze diplomates en poste à l’ambassade de France à Alger sont immédiatement expulsés. Dans un communiqué du 13 avril, le ministère des Affaires étrangères algérien tance "l’inconsistance de l’argumentaire vermoulu et farfelu invoqué par les services de sécurité du ministère de l’Intérieur français" qui interviendrait "à des fins de torpillage du processus de relance des relations bilatérales". La libération envisagée de Boualem Sansal est immédiatement abandonnée. Depuis, l’affaire Boukhors n’en finit plus d’empoisonner les relations France-Algérie. Certains diplomates français imaginent même, mezzo voce, qu’elle expliquerait l’acharnement à l’encontre du journaliste Christophe Gleizes, condamné à sept ans de prison pour apologie du terrorisme, dans une parodie de justice.

Selon nos informations, l’enquête judiciaire, toujours en cours, a permis de mettre au jour une opération de grande ampleur des espions d’Alger en France. On y découvre un entrelacs d’agents secrets, de taupes françaises, d’entremetteurs interlopes et d’hommes de main. Lorsqu’un fonctionnaire de Bercy est mis en examen, le 19 décembre 2024, pour des soupçons d’espionnage au profit de l’Algérie, peu de choses filtrent des faits précis qu’on lui impute. En réalité, cette interpellation a tout à voir avec l’affaire Boukhors puisque cet agent informatique a recherché les coordonnées de l’opposant pour le compte du renseignement algérien. C’est un autre espion de la DGDSE, Houssamedine B., officiellement consul-adjoint à Créteil, qui est accusé de l’avoir recruté.

Une opération à 500 000 euros

Le rapprochement aurait commencé par un banal rendez-vous de renouvellement de papiers au consulat, suivi de plusieurs entrevues amicales. Selon une source proche du dossier, le fonctionnaire de Bercy aurait également raconté avoir rencontré des officiels en Algérie. Peu à peu, les défenses de cet agent se seraient estompées, au point d’accepter d’apporter son concours à la lutte d’Alger contre ses opposants. Outre Amir Boukhors, il a aussi cherché des renseignements sur au moins quatre détracteurs du régime installés en France. "Il est la victime d'une campagne de menaces et de manipulation d'une puissance étrangère ayant resserré l'étau autour de lui", a commenté son avocat, Sipan Ohanians, en mars 2025.

Pour mener sa mission, le fonctionnaire recrute à son tour une complice à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) des Hauts-de-France, susceptible de disposer de coordonnées plus précises. Elle aussi a été mise en examen, pour violation du secret professionnel.

Une fois ces renseignements obtenus, les espions ont frayé avec deux Franco-Algériens défavorablement connus des services de police, dont l'un condamné dans le passé pour homicide, selon une source proche du dossier. Ces hommes sont considérés comme des intermédiaires par les enquêteurs : ils ont participé au recrutement d’hommes de main chargés de kidnapper Amir Boukhors. Leurs téléphones ont par ailleurs borné au consulat d’Algérie à Créteil la nuit du rapt… puis à la déchetterie de Pontault-Combault. Ont-ils été chargés de faire transiter l’argent retiré ?

Les exécutants font, eux, essentiellement partie de la communauté des gens du voyage de Pontault-Combault. Le 13 mai 2025, la DGSI et la Brigade criminelle interpellent cinq hommes âgés de 32 à 57 ans ainsi qu’un des deux "gardiennes" d’Amir Boukhors, une infirmière rapidement libérée en raison de sa grossesse. Selon nos informations, l’un d’eux avoue sa participation au crime et révèle s’être vu promettre 50 000 euros pour ce contrat. Une perquisition amènera justement à la découverte chez un des suspects… d’environ 50 000 euros en liquide. Le coût total de l’opération pourrait avoisiner les 500 000 euros.

Une fuite en Espagne ?

Dans une ordonnance du 7 mai 2025, le juge d'instruction révèle la conviction des enquêteurs français : le rapt aurait eu pour but d'exfiltrer de force l'influenceur vers l'Algérie en passant par l'Espagne. Une peine de 20 ans de prison, prononcée en 2023, l'attendant à Alger. Selon nos informations, des contacts avec une autre équipe, opérant depuis l’Espagne, ont été relevés. Ce deuxième commando aurait pu être chargé de récupérer Amir Boukhors pour le rapatrier de force. Un modus operandi similaire à celui subi par Hichem Aboud, un autre dissident, le 17 octobre 2024, à Barcelone. Il sera retrouvé in extremis le lendemain à Lebrija, au sud de l'Espagne, près d'un bateau prêt à embarquer.

Pourquoi l’opération Boukhors a-t-elle été finalement abandonnée ? Combien d’agents algériens y ont participé ? Et surtout qui l’a commanditée ? Dès le 1er mai 2024, Salahedinne Selloum et un autre consul-adjoint, soupçonné d’avoir commandité le kidnapping pour le compte de la DGDSE, ont quitté le territoire français. A l’époque, le chef de poste de la DGDSE à Paris s’appelait Rochdi Fethi Moussaoui. Il était le commandant direct des quatre agents cités dans la procédure. En septembre 2024, ce proche du président Abdelmadjid Tebboune, qu’il a côtoyé pendant sa convalescence post-covid en Allemagne, en 2020, a été relevé de ses fonctions pour être promu… directeur du service secret algérien, avec le grade de général. Auprès de ses interlocuteurs français, il répète depuis lors qu'il n'était "pas au courant" de cette agression inouïe.

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